Dans les pas d’un couple qui tangue

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Si toutes les histoires d’amour n’ont peut-être pas été écrites (mais presque), il faut une certaine dose de culot et de confiance en soi pour s’y attaquer encore avec originalité et maîtrise. C’est ce qu’accomplit Virginia Reeves avec Anatomie d’un mariage, son deuxième roman après Un travail comme un autre (Stock, 2016), qui a reçu le prix Page/America. Et ce qui frappe au fil des pages, c’est la manière dont celle qui enseigne à l’université d’Helena (Montana) construit en finesse la profondeur psychologique de ses personnages, s’immisçant au plus près de ce qui palpite en leurs âmes tourmentées.

Ils ont quitté le Michigan pour s’installer dans le Montana – décor grandiose pour les uns, anxiogène pour les autres – parce qu’Edmund (Ed) y a décroché le poste de directeur d’un hôpital psychiatrique. À trente-six ans, il voit son ambition satisfaite. Mais la tâche s’annonce délicate : les caisses de l’institution sont vides, il leur faut fonctionner avec un quart seulement des effectifs requis, et les responsables politiques rechignent à apporter aide et soutien. Si le défi de transformer cet établissement satisfait Ed, son épouse Laura se retrouve délaissée et esseulée.

Détourner l’attention

Deux éléments vont venir faire tanguer le couple. D’une part, Ed va devenir de plus en plus proche de Penelope, une jeune et belle épileptique, la seule de ses patientes à pouvoir comprendre les explications relatives à son traitement. À l’époque, rappelle Virginia Reeves, « la société partage l’opinion [des parents de Penelope] : les épileptiques sont des handicapés ». Ils doivent donc êtres internés. Ed, lui, n’aura de cesse de stimuler les capacités de Penelope pour la rendre à la vie en société. Elle doit être son plus bel exemple de réussite.

D’autre part, Laura, jalouse de la place qu’occupe Penelope dans la vie d’Ed, va bientôt proposer aux patients de ce dernier des cours de dessin. « Je vais détourner son attention de l’hôpital. Transcender la limite qu’il a tracée, rendre floues ses frontières. Il me désire dans notre lit conjugal, dans notre maison, je veux qu’il me désire ici aussi. Je vais plonger la concurrence dans le brouillard. » Si Laura s’est lancée dans ces ateliers pour reconquérir son mari, la jeune femme s’est vite prise au jeu : elle aime ses élèves, elle est fière de les voir progresser.

Un couple, une époque

Que va-t-il advenir de ce couple ? Il nous faut taire la suite de l’intrigue pour ne pas briser le plaisir du lecteur. Dans la veine de La fenêtre panoramique, magistral roman de Richard Yates devenu à l’écran Les noces rebelles (réalisé par Sam Mendes en 2008), Virginia Reeves dresse autant le portrait d’un couple que d’une époque.

Dans les années 1970, ce n’est pas un cliché mais une réalité : les hommes tiennent dans leurs mains la vie de leurs épouses.

Comme tant d’autres, Ed décide de tout : leur déménagement dans le Montana, le moment d’avoir un enfant, le maintien à la maison de sa femme qui doit se contenter d’avoir un passe-temps, la peinture. Mais Laura n’est pas de celles qui se laissent impressionner. Si elle n’a eu d’autre choix que de suivre Ed, elle prend la pilule en secret, et travaille deux jours par semaine dans une boutique de vêtements à l’insu de son mari.

Le mariage et la parentalité, les soins psychiatriques comme reflet de la société, l’émancipation de la femme, la frustration et la trahison : en retraçant dix ans de la vie d’un couple jalonnée par bien des revirements, Virginia Reeves signe une histoire d’amour aussi palpitante que déchirante, à l’écriture précise et racée. Dont l’on retient ces mots, que Laura adresse à son nouveau-né : « Jamais rien dans ta vie ne sera complet. Comprends-moi : tu mèneras une vie par morceaux ».

Geneviève Simon

Virginia Reeves | Anatomie d’un mariage roman | traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau | Stock | 431 pp., 22,90 €, version numérique 16 €

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