Laurent Gaudé : « La pandémie est une tragédie dans la tragédie »
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Rendez-vous aurait pu être pris sur une terrasse du centre-ville, au cœur du piétonnier et à l’aube du déconfinement, avec un parfum d’interdit pour Laurent Gaudé, qui devra attendre le 19 mai pour savourer un café crème à Saint-Germain-des-Prés. Mais quand ce n’est pas le covid, c’est la météo qui se joue de nous. La prudence sera donc de mise. Avec une première tentative sur la terrasse du Théâtre National, et sa vue imprenable sur les toits du Nord de Bruxelles. En option, un repli intérieur aux premiers nuages menaçants. En pleine création de La Dernière nuit du monde avec Fabrice Murgia, pour le festival d’Avignon, l’écrivain et dramaturge multiplie les allers-retours entre la France et la Belgique. Doué pour mêler l’intime à l’universel, le drame personnel aux défis politiques ou climatiques comme dans Eldorado et Ouragan (Actes Sud, 2006 et 2010), le prix Goncourt (Le Soleil des Scorta, Actes Sud, 2004) imagine un scénario où l’homme aurait inventé une pilule qui lui permettrait de ne presque plus dormir.
La nuit, vaste sujet pour un écrivain et pour un monde qui semble sortir d’un long sommeil… L’arrivée du covid vous a-t-elle influencé pour l’écriture de la pièce ?
Cette nuit vous est-elle chère et rêveriez-vous de cette fameuse pilule pour mieux en profiter ?
Je suis ambivalent avec la nuit. J’aime repousser le moment du coucher. Il y a un fond insomniaque en moi. J’aime la nuit car j’aime la vivre. Si cette pilule existait demain, je ne serais pas totalement indemne de la tentation de la prendre, de pouvoir faire plus de choses, d’avoir enfin le temps de lire des livres… On est tous contre Amazon, mais on trouve tous formidable de pouvoir cliquer à 3 heures du matin et d’avoir le livre chez nous le lendemain. Il s’agit de notre rapport à l’éthique. Selon qu’on soit consommateur ou citoyen, il sera différent.
C’est une nuit, un long tunnel pénible, une expérience d’arrêt immédiat. Moi, j’ai ma casquette de romancier où je suis autonome. Mais j’ai découvert que ce n’était pas si différent. Car si je n’ai plus le contact avec le monde, si je n’ai plus la possibilité d’écrire, il y a quelque chose qui se tarit également. Je n’ai pas une envie d’écrire phénoménale. L’écriture, dans mon cas, est extrêmement liée à ma mobilité, à ma curiosité du monde… Pour toutes ces raisons, il ne faudrait pas que cela dure.
Quel est ce contact avec le monde qui vous est cher ? Voyagez-vous pour écrire ? Ou écrivez-vous parce que vous voyagez ?
Je n’ai pas toujours besoin de faire les voyages qui correspondent aux histoires que je raconte. J’écris parfois de mon bureau. Parfois, j’ai besoin et envie d’aller sur les lieux. Les deux existent. Tout dépend de l’ambiance, de l’envie de me nourrir de la réalité de la vie ou d’en rester lointain. C’est une alchimie sensitive. Dans mon cas, voyage et écriture sont une même source. Ce sont des moments où je dois m’effacer. C’est cela aussi qui me plaît dans le voyage. Quand on est dans un train, on n’est plus personne. On n’a pas de nom, pas de métier. On est juste quelqu’un qui va d’un point à l’autre. J’aime ces moments d’absence à soi-même. On devient seulement un regard. On va se laisser remplir par ce qu’on va traverser. C’est pareil que l’écriture, un moment de repos de soi. Dans un roman, je dois m’effacer, me diluer et, en même temps, être derrière chaque chose.
Comment avez-vous vécu la fermeture de certaines frontières ?
Elle m’a beaucoup marqué. J’y vois trois cercles. D’abord, on a été très loin dans la privation de notre mobilité. Si on m’avait dit qu’un jour je ne pourrais pas me déplacer à plus d’un kilomètre, je ne l’aurais pas cru. C’est vertigineux. Ensuite, en tant qu’Européen, on fait une expérience étonnante. On fait partie d’une génération où certains, pour la première fois, éprouvent de manière concrète la réalité d’une frontière. Le troisième cercle est plus mondial. Nous venons, nous, citoyens de pays riches occidentaux, de réapprendre les frontières, ce que le monde pauvre n’a pas oublié. Il y a des pays où les frontières sont toujours fermées pour vous. Mon dernier voyage avant le confinement, je l’ai fait avec le photographe Gaël Turine au Bangladesh. Les Bangladais savent ce qu’est une frontière.
Votre dernier récit, Paris, Mille vies, paru en 2020, est plus un voyage dans le temps, un voyage entre les morts et les vivants, entre soi et l’autre…
Oui, c’est un peu plus biographique. J’avais envie pour une fois de raconter de manière plus explicite des choses qui me sont arrivées et qui font l’homme que je suis aujourd’hui, sans l’habillage de la fiction.
La pandémie est un sujet très romanesque, proche des grands fléaux de la mythologie qui vous est chère. Allez-vous résister à la tentation ?
Elle pourrait faire partie de ma boîte à outils. Je me suis souvent inspiré de catastrophes, ouragan ou tremblement de terre. La catastrophe, ce moment où le monde s’arrête, est un moment que l’on vit de manière collective. Il y a un socle, un nous, un pluriel, celui d’une communauté qui n’est communauté que parce qu’elle vit la même chose. C’est quelque chose que la littérature interroge depuis longtemps. C’est le chœur grec. Dans la vie, il y a peu d’occasions de dire nous avec tant d’autres.
Quel regard un écrivain peut-il poser sur le sujet ? En tant que fils de psychanalystes, vous connaissez la puissance des mots, ceux qui guérissent, ceux qui tuent…
Si la pandémie resurgit dans l’écriture, il y aura deux paramètres. Il me faudra du temps. Peut-être dix ans, car j’ai besoin de cet éloignement. Aujourd’hui, je suis pris dedans, comme tout le monde. J’en ai ras-le-bol. Je n’ai pas du tout été tenté par l’écriture d’un journal de confinement. Mon endroit d’écriture n’est pas de rendre compte d’un événement mais de reconvoquer tout cela en y mêlant ma subjectivité, mon point de vue, des thèmes qui résonnent à l’intérieur de moi. Quand j’écris Ouragan, je n’essaye pas d’écrire un roman qui relaterait ce qui s’est passé. Je prends ce thème du ciel qui tombe sur la tête d’une ville et je le mixe à un autre récit. Comment, par exemple, vit-on une histoire d’amour à ce moment-là ? Ce sont des choses qui m’appartiennent. Un roman n’est pas une extension de la réalité mais une extension de soi.
Votre personnalité semble douce et pourtant, ce sont le bouillonnement et la colère que vous aimez dans vos personnages comme dans ceux de Racine…
Cela n’a pas grand-chose à voir avec le bonhomme que je suis, mais c’est aussi le mystère ou le propre de l’écriture. Ce n’est pas toujours exactement superposable avec l’homme ou la femme qu’on est dans la vie. Les deux coexistent peut-être et c’est probablement pour cela qu’il y a une nécessité d’écrire. Comme le peintre, l’écrivain a une palette. La mienne est vive plutôt que pastel. Je me sens plus à l’aise dans l’épique que dans le quotidien, le banal, la finesse des descriptions psychologiques. J’adore Tchekhov. C’est un des plus grands, mais ce n’est pas mon domaine.
Pensez-vous qu’il y aura un monde d’avant et d’après covid ?
Oui, car ce moment-là fera date. On a éprouvé ce que c’est qu’être allé trop loin. Pour la première fois, on a vécu la science-fiction. Je ne suis pas certain que le monde d’après soit si différent de celui d’avant. D’autant qu’on a accumulé beaucoup de frustrations. Des gens n’ont pu exercer leur métier, voyager, se voir… Le premier mouvement naturel sera donc de se dire, dès que c’est possible, je recommence.
Cette pandémie a également mis sous silence de sujets qui vont sont chers comme celui des migrants…
Elle a écrasé tous les autres sujets. Elle prend toute la place dans nos esprits, or les migrants continuent à mourir en mer. On a l’impression qu’il n’y a plus d’espace, d’attention en nous pour les autres sujets à l’heure actuelle et il faudra du temps pour rouvrir nos yeux. C’est une tragédie dans la tragédie.
Laurence Bertels